« Dossier yangu » : Comment les agents gèrent l’accès aux titres fonciers dans la ville de Bukavu

« Dossier yangu » : Comment les agents gèrent l’accès aux titres fonciers dans la ville de Bukavu

La terre est une ressource clé et son attribution est une préoccupation économique et politique vitale pour tous les groupes sociaux de l’est urbain du Congo. La terre n’est pas seulement importante en tant que ressource matérielle ; elle est également intégrée dans de nombreux aspects de la vie sociale des résidents urbains du Congo. Il est donc crucial que la possession de la terre soit un facteur déterminant du pouvoir dans le Congo urbain. L’occupation et la possession de la terre sont d’importantes sources de prestige et d’estime de soi, et contribuent de manière non négligeable à déterminer la position sociale, économique et politique des gens dans la société. Les questions foncières sont donc liées aux questions de propriété au sens large et, en tant que telles, impliquent des relations de pouvoir social, économique et politique au sens le plus large (Hoffmann, Muzalia et Pouliot, 2019).

À quelques exceptions près, les institutions de l’État congolais se caractérisent par un faible niveau de légitimité, des pénuries de ressources drastiques et des lacunes techniques. Malgré cela, les institutions étatiques congolaises persistent et même prolifèrent (Trefon, 2009).

Dans une large mesure, les agents de l’État congolais sont capables de garder leurs institutions en tirant parti de leur position dans l’ordre social pour imposer diverses taxes, frais de service et amendes aux citoyens congolais (Eriksson Baaz et Olsson 2011 ; Eriksson Baaz et Verweijen 2013).

Dans certaines institutions étatiques de la République Démocratique du Congo en général, et dans la province du Sud-Kivu en particulier, les assujettis sont soumis à des exigences administratives en vue de l’obtention des services demandés. C’est ainsi que la plupart sont obligés d’être parrainé par les fonctionnaires étatiques pour l’obtention facile et rapide des services.

Cependant, pour comprendre pourquoi de telles formes de gouvernance persistent au Congo, il est important de saisir pourquoi les agents de l’État opèrent de cette manière. Le simple fait de rejeter le système comme corrompu ne fournit pas assez d’explications. De même, prétendre que ces agents sont simplement avides ne donne aucune explication non plus. Dans ce blog, j’essaie de montrer comment l’accès à la terre est réellement régi en m’appuyant sur les recherches menées dans la circonscription foncière Bukavu 1.

Je ferai valoir que la raison principale de cette pratique est que les agents jouent un double rôle de « commissaires-fonctionnaires ». Plus précisément, je soutiens que puisqu’ils ne sont pas payés par les autorités de l’État congolais de manière conventionnelle, les agents de l’État dans l’administration foncière à Bukavu, tirent parti de leur position d’autorités de l’État afin de vendre leurs services aux citoyens cherchant à accéder à un terrain. C’est-à-dire, qu’ils sont autorisés par leurs supérieurs de monnayer l’accès à la terre à des tiers.

Je montre également que si cette pratique permet aux agents de l’État de gagner leur vie, elle crée aussi des conflits fonciers, car plusieurs fonctionnaires peuvent vendre l’accès à la même parcelle.

1. Le dossier foncier : source principale de revenu

Pour accéder à la terre (document foncier), les usagers fonciers (assujettis) sont appelés à suivre une procédure. Celle-ci étant longue et demandant la disponibilité des assujettis, les circonscriptions foncières de la province du Sud-Kivu avaient décidé que tous les agents soient des « suiveurs des dossiers fonciers ». À ce niveau, il sied de signaler que dans le système, ils sont appelés à donner de l’argent à leurs supérieurs pour recevoir les services de leur part. Les dossiers fonciers deviennent alors la principale source de revenu des agents affectés aux affaires foncières, une source des contentieux fonciers dans la ville de Bukavu et des conflits entre les agents.

C’est ainsi que pour les agents, les dossiers fonciers ne sont plus juste des objets à administrer. En fait, ils constituent un « business », ou « affaire », et donc un moyen de survie, d’où la course derrière les propriétaires des parcelles et immeubles nécessitant les documents fonciers. Cela s’explique par le slogan « dossier yangu » (mon dossier) dans les couloirs et les bureaux des affaires foncières. Voici ces propos illustratifs, de notre interlocuteur qui est resté anonyme : « Bien sûr ! ‘Dossier yangu’ est d’ailleurs le soubassement de notre travail. Nous vivons grâce aux dossiers des usagers fonciers. Et donc, s’il n’y a pas des dossiers, nous mourons de faim parce que nous n’avons vraiment pas une autre source de revenu dans notre service. Nous ne sommes pas payés par l’Etat alors que nous avons des familles à faire survivre, nous avons différentes charges.

Par conséquent, chaque agent court derrière les dossiers fonciers (de ses amis, frères, connaissances) pour qu’ensuite il puisse en gagner quelque chose. C’est-à-dire que, les personnes nécessitant le document foncier, doivent se rendre au bureau des titres immobiliers pour l’ouverture du dossier et à ce moment, l’assujetti doit choisir un agent pour l’aider à suivre ce dossier. Ainsi, les agents sont de ce fait, des commerçants en ce sens que les assujettis (usagers fonciers) donnent le montant demandé au suiveur de dossier (agent). Voici les propos d’un agent ayant renforcé cette information : « Je suis un agent et je peux te demander cinq cents dollars pour avoir le certificat d’enregistrement ; maintenant à mon niveau, je sais comment gérer cet argent pour répondre à toutes les demandes administratives et financières (donner l’argent dans tous les bureaux pour avoir tel document, telle signature ou sceau). Après avoir tout fait, je te remets ton document et moi je gagne la commission, c’est-à-dire que chaque agent trouve un certain bénéfice en suivant le dossier. »

Bien que les agents agissent comme suiveurs des dossiers pour leur survie, il sied de signaler que c’est une « irrégularité régulière » qui est approuvée même par la hiérarchie des affaires foncières. Ceci parce qu’ils ont prévu la rubrique « suiveur du dossier » dans les registres du domaine foncier. Se référant à la législation congolaise, il convient de signaler que La loi n’autorise pas l’agent à se substituer en un pont de liaison entre les services et les demandeurs. C’est compte tenu de la politique de l’employeur que les fonctionnaires se sentent obligés de se comporter comme des commissionnaires afin de bénéficier de la commission après avoir rendu service aux usagers fonciers.La responsabilité revient aux hauts fonctionnaires de l’État qui engagent le personnel malgré la difficulté liée à leur prise en charge. C’est-à-dire que les agents attendent la rémunération de leur employeur, mais dans le cas où ce dernier se trouve incapable de les rémunérer, ils se sentent obligés de créer de nouvelles lignes directives en leur faveur. C’est comme cela que les agents se substituent à des commissionnaires au lieu de jouer leur rôle de simples facilitateurs.Il faut ajouter que le plus souvent, les agents transmettent une partie de leurs commissions à leurs supérieurs. Cela n’est pas une obligation pour tous les agents mais au cas où le supérieur le demande de son propre gré, l’agent ne peut que se soumettre. En cas de non-exécution de l’ordre donné par le chef, le processus doit s’arrêter.  D’où les agents sont obligés d’obtempérer aux ordres donnés par leurs supérieurs hiérarchiques. Cela, dans le but d’accélérer ledit processus et gagner la commission telle quelle. 

Source des conflits entre les agents affectés aux affaires foncières

Des conflits surviennent quand les agents font la course aux dossiers fonciers. C’est souvent le cas, lorsque les usagers (n’ayant pas fait de contact préalable) cherchent les agents pouvant suivre leurs dossiers. Quand les assujettis arrivent au bureau, deux ou trois agents peuvent les accueillir au même moment. Bien qu’il soit confus, l’assujetti doit arriver à conclure le marché avec un agent de son choix. Le marché étant déjà attribué à un employé alors qu’au départ ils étaient plus d’un, le problème nait. Dans ce cas, les autres ayant raté le marché se retournent contre leur collègue en vue de gagner à tout prix le dossier. C’est ainsi qu’ils cherchent l’assujetti afin de le convaincre pour qu’il leur confie le suivi de son dossier au détriment du premier agent. Cela fait naitre de multiples conflits entre les agents, lorsque le dossier foncier devient objet d’une vente aux enchères et aux plus « convaincants », aux plus rusés

Source des contentieux fonciers dans la ville de Bukavu

Les usagers nécessitant les documents fonciers sont, dans une certaine mesure, obligés de contacter au moins un agent pouvant suivre et faciliter le processus. D’après les informations reçues, il y a des agents qui sont en même temps fraudeurs. Étant donné que plusieurs usagers ne maitrisent pas les agents, certains confient leurs dossiers aux fraudeurs. Ceux-ci fixent un montant relatif au travail demandé par le propriétaire et se lancent ainsi au travail. Au lieu de suivre la procédure normale pour l’obtention des documents, les agents fraudeurs vont à « Nyamugo » (un quartier de la ville de Bukavu qualifié comme siège des fraudeurs). Après un temps, tous les éléments du dossier sont prêts et remis au propriétaire. Ce dernier, en recevant le dossier de l’agent, il est rassuré que le dossier est authentique. L’agent fraudeur peut alors, chercher d’autres documents de base pour revendre la même parcelle à une autre personne. En le faisant, l’agent gagne de l’argent. Il peut alors ouvrir un dossier et suivre la procédure normale pour avoir des documents authentiques qu’il remettra à une deuxième personne. A partir de ce moment, une même parcelle/maison a désormais deux personnes se prétendant propriétaires. Ces deux personnes ont raison parce que chacune a acheté la parcelle et détient un document.  Quand le problème surgit entre ces deux prétendants propriétaires de la parcelle, la justice se rend compte qu’il y a un détenteur des faux documents. Dans ce cas, la personne détenant les vrais documents (enregistrés dans tous les registres des affaires foncières), est considérée comme propriétaire et le détenteur des faux documents perd la parcelle.

Eu égard à ce qui précède, notre analyse pointe du doigt le fait que certaines pratiques de gouvernance foncière sont contraires à ce qui est fixé par le législateur. Les agents qui devaient guider les usagers pour l’obtention des documents deviennent les percepteurs d’argent, de véritables « fonctionnaires-commissionnaires » – pour rendre le même service. Les usagers qui doivent normalement suivre leurs dossiers, sont freinés par la hiérarchie de l’administration foncière pour leurs propres intérêts. Les assujettis à leur tour, ne se rendent malheureusement pas compte de cette pratique illégale dont ils sont victimes.

Pour lutter contre cette pratique illégale mais légalisée par l’administration foncière, il serait nécessaire que les autorités de l’État prennent en compte leurs responsabilités. Cela implique le payement des fonctionnaires et le respect de la nomenclature prévue par le législateur, pour l’obtention des documents fonciers. Cependant, c’est plus facile à dire qu’à faire. Il y a beaucoup de bouches à nourrir dans l’administration foncière, et pas assez de ressources via le système de salaire régulier. Dans le même temps, la terre a une valeur très élevée, qui semble n’augmenter qu’à Bukavu et dans d’autres zones urbaines de l’est du Congo en raison de la spéculation, de l’insécurité rurale et de la croissance démographique. Cela signifie que les gens sont prêts à payer un prix élevé pour obtenir des droits de propriété pour leurs parcelles. Ils sont donc fortement incités à rejoindre l’administration foncière qui abuse de ses prérogatives pour administrer l’accès à la terre et les droits de propriété.

                                                              Alice Mugoli NALUNVA, chercheuse au GEC-SH

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